Le prochain cercle de silence aura lieu samedi 30 janvier, à 18 heures, Place Kléber. Il sera dédié à la mémoire des quatre familles de Strasbourg expulsées le 14 janvier dernier. Pour eux et pour tous ceux qui sont pourchassés, criminalisés, enfermés et expulsés pour le seul motif de ne pas avoir de papiers, nous continuerons à manifester notre protestation, et cela, tant qu’il le faudra.
Au printemps dernier, huit familles hongroises arrivent en même temps à Strasbourg. Elles appartiennent à la communauté Rom et sont originaires du même village. Tous racontent la même histoire : depuis quelques mois, des groupes de nationalistes sèment la terreur en menaçant de les tuer et de brûler leurs maisons. La nuit, des 4/4 arborant le drapeau nazi braquent leurs phares sur leurs maisons. Puis, c’est une salve de tirs et d’explosions. Au matin, les murs sont marqués par des impacts de balles, des inscriptions haineuses et des croix gammées. Ils ont réussi à relever certaines plaques d’immatriculation et sont allés se plaindre à la police mais rien n’a changé. Ils ne s’en étonnent pas : le maire du village ainsi qu’un ancien policier sont à l’origine de l’antenne locale de la Garde Nationale, la branche armée du parti politique extrémiste dont le mot d’ordre est l’extermination des Roms. Livrées à elles-mêmes, les familles se regroupent et s’organisent pour quitter leurs maisons la nuit. Elles stationnent à la lisière de la forêt en faisant des rondes pendant que les enfants dorment dans leurs camionnettes et voitures.
Trouver refuge ailleurs en Hongrie s’avérait inutile. Dans leurs maigres bagages, ils ont emporté des dizaines de coupures de journaux relatant les exactions régulièrement perpétrées contre les Roms. Le scénario est toujours le même : après avoir incendié la maison avec des cocktails Molotov, on ouvre le feu sur les habitants fuyant les flammes. Déjà huit morts l’an dernier, dont des enfants, et beaucoup de blessés. Ils ont aussi quelques photos anciennes où on les voit posant sur leur canapé devant une table garnie d’immenses gâteaux à l’occasion d’une fête. Là c’était la naissance du petit Lazlo, là le mariage de Zoltan et Barbara. Zoltan n’est pas Rom mais comme il a épousé Barbara il subi le même destin.
Il ne s’agit pas de Roms itinérants, ils avaient tous une maison individuelle et un travail, et cela depuis plusieurs générations. A la suite de plusieurs mois soumis à ce régime de terreur, le maire est venu leur proposer un marché : on brûle la maison ou vous me la vendez et vous partez pour toujours. Ils demandent alors conseil au responsable rom de leur département qui leur dit que plus personne n’est en mesure de garantir leur sécurité et que lui-même se prépare à l’exil. Alors, ils vendent leur maison pour une bouchée de pain pour pouvoir financer leur voyage en affrétant un bus. D’autres ne vendent pas mais tous partent à Strasbourg, « capitale des droits de l’homme ».
Suite à l’examen de leur demande d’asile, leur groupe est scindé en deux : sur les 8 familles, 4 sont rejetées immédiatement par l’OFPRA qui estime, qu’étant membre de l’Union Européenne, la Hongrie peut-être regardée comme respectant les libertés fondamentales. Bizarrement, les 4 autres familles sont convoquées par l’OFPRA et attentent encore leur décision à ce jour, plus de six mois plus tard. Les uns sont hébergés et protégés d’un renvoi et les autres ne le sont plus. Personne ne comprend, tous disent qu’ils ont pourtant vécu la même chose.
Ceux qui sont privés d’hébergement se rassemblent dans un pré, coincé entre le canal et l’autoroute et y montent des abris de fortune. Il n’y a ni eau potable ni toilettes. Cela leur fait vraiment drôle : chez eux, ils avaient tout le confort et surtout, ils n’avaient pas du tout l’habitude de vivre en communauté. Ils apprennent à vivre ensemble, de rien ou de si peu, heureusement soutenus par Médecins du Monde qui fait son maximum pour que leur minimum vital soit assuré. Les enfants vont à l’école et apprennent leur nouvelle langue. Les parents s’organisent pour faire vivre le campement de fortune, il y a la lessive à faire, et puis faire bouillir la marmite pour tout le monde, creuser des tranchées autour des tentes, construire une baraque pour mieux abriter les enfants et les éloigner des rats qui se multiplient, attirés par la nourriture. Mais ici c’est mieux, tout est mieux que d’avoir peur pour la vie des siens.
L’hiver approche, les piquets qui tiennent les toiles de tentes résistent mal au vent et le froid s’installe. Puis un matin, la police arrive et leur propose une aide financière pour rentrer volontairement. Ils répondent qu’ils ne sont pas venus pour avoir de l’argent, non ils ne retourneront pas, leur vie est plus précieuse que tout l’or du monde.
Janvier 2010 : cela fait longtemps qu’on n’a plus connu un hiver aussi glacial. Les enfants serrent les dents et prennent bravement chaque matin le chemin de l’école. Les parents s’inquiètent, ils savent qu’il faudra tenir la durée, le jugement de leur recours n’interviendra sans doute pas avant le printemps. Puis, la police arrive à nouveau, cette fois-ci à 6 heures du matin. On leur intime l’ordre de ramasser leurs quelques petites affaires en quelques minutes. Les parents sont menottés. Les plus petits des enfants hurlent d’effroi et s’accrochent aux mains de leurs aînés pour suivre la cohorte qui s’éloigne du campement.
Les uns ont été emmenés au Centre de rétention de Lille, les autres à Metz, les autres à Nîmes. Leur départ prévu à l’aube a été empêché par les conditions météorologiques. Puis le lendemain, on apprend que ça y est, il fait meilleur et l’avion a pu décoller et atterrir en Hongrie.
Il fait meilleur, chacun peut s’en réjouir. Pour eux, jamais il n’a fait aussi glacial que ce matin du 14 janvier 2010 où on a tué en eux tout espoir de trouver un petit coin de terre où vivre tranquille.
Simone Fluhr