Retour sur les faits et la procédure

En 2012, la ville de Bobigny a mis un terrain et des caravanes à disposition de familles précaires qui vivaient en bidonville, dans le cadre d’une convention d’occupation temporaire valable jusqu’à l’été 2015. A partir de cette date, un double processus visant l’expulsion des habitants a été engagé :

  • Une demande d’expulsion par la société propriétaire du terrain déposée en référé[1] devant le Tribunal de grande instance, sur le fondement de la violation du droit de propriété ;
  • Une démarche administrative à l’initiative de la commune, via la prise d’un arrêté d’évacuation dans un délai de 7 jours sur le fondement de risques allégués pour la sécurité des habitants du terrain ; arrêté contesté par ces derniers.

Ces démarches ont donné lieu à plusieurs décisions de justice (voir l’historique au bas de cet article) dont deux décisions importantes rendues en 2019. 

[1] Un recours en référé est une demande présentée en urgence devant le juge afin qu’il prenne ou ordonne des mesures provisoires immédiates pour faire cesser une situation donnée, en attendant qu’un juge rende une décision « au fond », c’est-à-dire qu’il tranche définitivement le litige.

Ce qu’il faut retenir de la décision du Tribunal de Grande Instance de Bobigny du 31 janvier 2019

Dans le cadre de l’occupation d’un terrain entraînant une violation du droit de propriété, le juge est amené, afin de déterminer si des délais peuvent être accordés aux habitants avant l’expulsion, à effectuer un contrôle de proportionnalité en évaluant les conséquences de l’occupation du terrain pour le propriétaire d’une part et les conséquences qu’auraient une expulsion pour les habitants d’autre part. Ce contrôle de proportionnalité est obligatoire selon la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et de la Cour de Cassation.

Dans cette affaire, le juge a rappelé que « si la violation du droit de propriété justifie d’ordonner l’expulsion des occupants sans droit ni titre, il convient toutefois d’apprécier la proportionnalité des conditions de mise en œuvre de la mesure d’expulsion avec les intérêts des défendeurs, à l’aune de leur droit au respect de leur vie privée et familiale, de l’intérêt supérieur de l’enfant, de leur droit à la dignité et de leur droit au logement, qui sont de valeur égale au droit de propriété de la société X, et ce pour déterminer si des délais peuvent être accordés (…)».

Dans ce cadre, le juge a notamment retenu les éléments suivants :

  • La société propriétaire, qui invoque la nécessité de récupérer rapidement le terrain pour engager des travaux, ne fournit aucun calendrier ni aucun élément attestant que l’occupation actuelle serait la cause d’un retard dans la réalisation de ces travaux ;
  • Le terrain n’est ni insalubre ni dangereux, contrairement à ce qu’allègue la société propriétaire ;
  • Les habitants, qui habitent depuis longtemps sur ce terrain, apportent la preuve qu’ils sont engagés dans une démarche d’insertion (recherche active d’emploi, demandes de logement déposées, scolarisation des enfants) ;
  • Les habitants se retrouveraient sans solution d’hébergement en cas d’expulsion à court terme tandis que l’octroi de délais avant de devoir quitter les lieux laisserait aux acteurs compétents le temps nécessaire à la recherche de solutions d’hébergement pérenne pour les familles concernées.

Au regard de ces éléments, le juge a accordé 17 mois de délais aux habitants du terrain de Bobigny avant de quitter les lieux.

Ce qu’il faut retenir de l’ordonnance du Conseil d’Etat du 13 février 2019

Malgré cette décision favorable, les habitants restaient menacés d’expulsion à court terme en raison de l’existence en parallèle de l’arrêté municipal d’évacuation sous 7 jours précité. Le Conseil d’Etat a donc été amené à se prononcer sur la demande de suspension de cet arrêté. Dans sa décision, il a retenu les éléments suivants :

  • Les habitants sont installés de longue date sur le terrain, qui constitue leur domicile et « le centre de leurs intérêts personnels familiaux et professionnels».
  • Aucune solution de relogement satisfaisante n’est proposée aux familles menacées d’expulsion ; une expulsion dans ces conditions aurait donc pour effet de porter « une atteinte grave et immédiate à leur situation» et à leurs droits fondamentaux, notamment le droit au respect de leur vie privée et familiale ainsi que le droit au respect de leur domicile. C’est la première fois que le Conseil d’Etat reconnait le droit au respect du domicile dans une décision concernant l’expulsion d’un terrain.
  • Les risques pour la sécurité des habitants, notamment liés à une augmentation alléguée par la mairie du nombre d’habitants, ne sont pas établis.

Sur la base de ces éléments, le Conseil d’Etat a suspendu l’arrêté d’expulsion en cause, assurant enfin enfin aux familles concernées qu’elles ne seraient pas expulsées en urgence malgré les longs délais accordés par le juge judiciaire.

Cette décision historique renvoie les autorités publiques – Etat et collectivités – à leur responsabilité en matière de résorption des bidonvilles. Il est désormais grand temps d’en finir avec la politique d’expulsions « sèches » sans qu’aucune solution alternative ne soit travaillée avec les personnes concernées.

Historique 

Entre 2015 et 2017, plusieurs décisions de justice ont été rendues dans le cadre des différentes procédures précitées :

En octobre 2018, la société propriétaire a engagé un nouveau recours devant le TGI, au fond cette fois-ci, et demandé au juge de prononcer l’expulsion, tandis que la mairie adoptait un nouvel arrêté d’expulsion accordant aux habitants 7 jours pour quitter les lieux d’eux même avant intervention des forces de l’ordre ; arrêté à nouveau contesté par les habitants.

Deux procédures étaient donc engagées : l’une devant le juge judiciaire suite à la demande d’expulsion de la société propriétaire du terrain, et l’autre devant le juge administratif suite à l’adoption de l’arrêté municipal d’évacuation.

  • Novembre 2018 : le tribunal administratif rejette la demande de suspension (dans le cadre d’un recours en référé suspension) et la demande d’annulation (dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir) de l’arrêté municipal d’évacuation déposée par les habitants ;
  • Décembre 2018 : le même tribunal, à nouveau saisi par les habitants dans le cadre d’un référé liberté, rejette à nouveau leur demande de suspension de l’arrêté municipal précité. Les habitants font appel de cette décision devant le Conseil d’Etat, qui est l’instance d’appel en matière de référés. Le Conseil d’Etat rend sa décision de suspension de l’arrêté le 13 février 2019 (voir analyse supra).

Pour aller plus loin : lire le communiqué de presse du Mouvement du 16 Mai suite à la décision du Conseil d’Etat du 13 février 2019.